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Rejet de la verticalité et nouvel ordre 2.0

Par Patrick Storhaye (rhinfo.com)

” Faut-il (…) croire que l’ordre communautaire du « 2.0 » est une alternative crédible au mode hiérarchique et pyramidal ? Un nouvel ordre, digne des phalanstères chers à Charles Fourier qui reposerait sur des principes naturels de coopération et de collaboration, sans hiérarchie formalisée,  et dans lequel chacun s’expose à ses pairs sans bénéficier de la protection du « père ». “1

Certains signaux sonnent dans la société française comme une forme de rejet grandissant de la « verticalité ». Une sorte d’impression diffuse que le poids de l’opinion prévaudrait sur l’autorité de compétence. D’un enseignement, où les avis de tous auraient une même valeur, au politique, où la navigation aux sondages l’emporterait sur les exigences des problèmes à résoudre, en passant par les medias, où le témoignage partial occulterait l’objectivité des faits, on sent intuitivement l’essor de cette tendance : les personnes n’acceptent plus ce qu’elles estiment comme venant « d’en haut » (ou parfois même « d’ailleurs ») et qui incarnerait à leurs yeux une sorte d’autorité qui s’opposerait à leurs choix individuels et nierait leur avis personnel. Une opinion individuelle dont elles estiment par ailleurs qu’elle est d’une telle valeur (ce qui est vrai en tant que tel) qu’elles la placent au-dessus de la vérité, des faits, de la logique voire même de ce qui est légitimement acceptable collectivement. Comme si le droit d’expression, au demeurant essentiel, surpassait toutes les lois, y compris rationnelles ou naturelles. « Parce que je le vaux bien ».

Cette évolution a de multiples et complexes causes qu’il n’est pas ici question de prétendre analyser en détail. Des élites en perte de vitesse arc-boutées sur leurs conformismes, le spectacle abusif des dérives de minorités privilégiées, l’impression de décisions arbitraires dont le sens de l’intérêt général est absent, autant de facteurs qui y contribuent vraisemblablement. Le manque de repères d’appartenance collective et le poids affaibli des communautés qui offraient auparavant sens et perspective également. Peut-être aussi la démocratisation, évidemment souhaitable, de réels moyens d’expression individuelle, mais qui bercent implicitement dans l’illusion que ce « possible » apporterait brutalement une plus grande lucidité, pertinence et maturité des acteurs… Ou quand « l’Avoir » donne l’illusion de « l’Etre ». Peut-être aussi une forme d’appauvrissement de l’argumentation et du langage, désormais ponctués d’incessants « voilà, quoi » qui assènent leur vérité, faute d’arguments. Cette « confusion des mots finit toujours par entraîner celle des choses » comme le rappelle Michel Maffesoli2.

Concrètement, pour l’univers qui nous intéresse, à savoir l’entreprise, deux remarques nous semblent devoir être formulées dans cette perspective. D’une part, l’entreprise n’est pas étanche à ce rejet grandissant de la « verticalité ». D’autre part, l’usage généralisé des medias sociaux y est inéluctablement impliqué, tant ils sont à la fois porteurs de promesses réelles que d’illusions hâtives.

Sur ce terreau sociétal de rejet de la verticalité, se développe en effet une sorte d’illusion nourrie de la « culture 2.0 », dont la confrontation à la brutalité de la réalité pourrait malheureusement réduire les effets pourtant bien réels.

Nos représentations en matière d’organisation, de management et d’instrumentation RH s’articulent autour de deux grands modèles que l’on a tendance à opposer. D’un côté un modèle dit « industriel » ou « bureaucrate », fils spirituel du Taylorisme et de l’organisation scientifique du travail, tourné vers l’optimisation des ressources. De l’autre, un modèle inspiré de l’économie du savoir, tourné vers l’innovation, l’exploration de ressources nouvelles. Une opposition classique entre deux mondes. Le premier est un monde qui est légitimement pyramidal et organisé, dans lequel la subordination matérialise la verticalité et la convergence qu’exige la recherche de productivité. Le second est un univers où règnent coopération, transversalité et intelligence collective, sans lesquelles aucune innovation n’est possible. Une opposition inconsciente entre verticalité et transversalité, entre fermeture et ouverture, entre efficacité et adaptation, entre convergence et divergence.

Or, les medias sociaux, et la « culture 2.0 » qu’ils sont censés incarner, constituent de véritables symboles de cette représentation d’un univers innovant où la richesse de l’intelligence collective est le moteur de développement. Cette représentation sied par ailleurs si bien à l’image que l’on peut se faire de l’économie du savoir. Un rêve d’entreprise où la coopération est naturelle, l’imagination au pouvoir, et le sens collectif inhérent au réseau lui-même. Cette représentation fait écho par ailleurs à un phénomène réel de désindustrialisation de l’économie française au profit d’activités de services dans lesquelles savoir et innovation sont déterminants. Une évolution qui pousse d’ailleurs certains prospectivistes à annoncer un inévitable changement de paradigme, sous la forme d’une mutation d’une vieille société industrielle du XIXème siècle vers un monde nouveau et dématérialisé, dans lequel informations et connaissances forgent la compétitivité.

Il ne s’agit pourtant que de modèles de représentation. Mais ils sont si profondément ancrés et si forts dans l’imaginaire des observateurs de la vie d’entreprise, qu’ils en font oublier une réalité prosaïque, sensiblement différente.

Dans les faits, les entreprises font face à la nécessité de devoir combiner simultanément recherche de productivité et besoin d’innovation. Il ne s’agit pas d’une exigence inédite. La difficulté provient en réalité du fait qu’il est désormais de plus en plus difficile de mettre ces exigences en série sur des périodes longues (on innove d’abord puis on rentabilise après). Il devient nécessaire d’adopter un « Business Model » capable de poursuivre conjointement ces deux nécessités, alors que l’on connaît et maîtrise bien des modèles d’organisation et de management adaptés à l’un ou à l’autre mais pas aux deux.

Ce qu’il va donc falloir apprendre au plus intime de l’organisation des entreprises, c’est qu’il y a des rythmes et des temps différents avec lesquels il faut désormais savoir jongler pour les combiner efficacement. En d’autres termes, lorsqu’il faut ouvrir – la divergence – il faut ouvrir large. Mais lorsqu’il faut être efficace, la convergence, avec son corolaire si déplaisant de verticalité, est alors vitale. Le discernement du management de proximité, peut-être dans l’esprit des équipes autonomes des années 70, sera alors en première ligne. En d’autres termes, apprendre à combiner intelligemment verticalité et transversalité au gré des exigences de l’activité, et non céder aveuglément aux sirènes d’une pyramide inversée par aveuglément pour la modernité et rejet des symboles d’un ordre ancien.

Dans cette optique, les medias sociaux et la culture qu’ils portent sont importants. Ils ouvrent indubitablement un potentiel formidable à la fois par la démocratisation factuelle des moyens d’expression qu’ils apportent (et ses effets bénéfiques) mais aussi par la réticularité qu’ils concrétisent dans les faits. La « culture 2.0 » constitue une réalité très prometteuse, notamment sur le plan des enseignements qu’elle nous livre sur les facteurs contribuant à une amélioration sensible de la capacité de coopération des personnes. Mais, il convient toutefois d’être vigilant et de ne pas céder à un engouement trop hâtif  pour tout ce qu’elle incarne, ni de croire naïvement à l’avènement inéluctable d’un ordre nouveau.

A l’image du vivant qui doit en permanence faire preuve d’efficacité pour survivre à court terme et d’adaptation pour survivre à long terme, la compétitivité de l’entreprise passe par la redécouverte qu’il n’y a plus de modèles de management uniques mais des capacités parfois antagonistes à développer dans des situations variables. La culture « 2.0 » par son ouverture contribuera immanquablement à cette intelligence.

 


1 Citation extraite de « Le plaisir d’entreprendre. Pour une entreprise humaine et innovante », Patrick Storhaye aux Editions EMS (Octobre 2012)

2 Maffesoli Michel, « Opinion publique / Opinion publiée », Sociétés, 2008/2 n° 100, p. 7-14.

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