Propos recueillis par Alexia Eychenne (lexpress.fr)
Fils d’immigrés, femmes, handicapés, autodidactes… Les patrons “atypiques” dirigeraient différement, en mettant à distance certaines conventions de l’entreprise. Le sociologue Norbert Alter leur consacre un ouvrage.
La différence est-elle une force? Pour son dernier ouvrage*, le sociologue Norbert Alter, professeur à Paris-Dauphine, a longuement rencontré des “patrons atypiques”. Femmes,handicapés, homosexuels, descendants d’immigrés, autodidactes… Tous ont en commun de s’être un jour sentis différents, voire discriminés, et toujours étrangers au profil type du chef d’entreprise. D’après le chercheur, ce sentiment persistant les inciterait à manager autrement, en prenant leurs distances avec les conventions sociales qui régentent le monde du travail. Interview.
Vous avez rencontré des dirigeants qui ont montré d’après vous leur “capacité à inverser leur destin par le travail”. En quoi être homosexuel, handicapé, femme ou d’origine étrangère empêche encore aujourd’hui d’avoir un parcours de patron?
Les statistiques montrent que toutes ces différences font encore obstacles aux carrières. Les discriminations continuent d’exister. Les femmes, par exemple, ont des carrières moins visibles et moins rapides. A diplôme égal également, les handicapés connaissent un taux de chômage élevé. Les choses ont bien sûr changé, notamment sur la question de l’homosexualité, même si cela dépend toujours des milieux ou, pour les femmes, des niveaux hiérarchiques. Mais les patrons que j’ai rencontrés ont plutôt la cinquantaine, ils ont subi plus de discriminations que ceux qui commencent aujourd’hui leurs carrières avec les mêmes différences.
Pourquoi le fait d’avoir été discriminé selon ces motifs très différents les pousse-t-il à diriger autrement?
En inversant leurs destins, ces patrons ont dû comprendre quelles étaient les conventions sociales en vigueur, ce qui leur permet de mieux les mettre à distance. Concrètement, cela s’illustre par un rapport plus libre et critique aux outils de gestion habituels, dereporting des résultats par exemple. Cela se voit aussi dans le management, avec une approche plus directe dans le langage et l’interaction avec les autres: ils s’adressent directement à la personne en face d’eux, plutôt qu’à sa fonction. Les patrons “atypiques” sont aussi souvent habiles dans les négociations et les activités commerciales, grâce à l’empathie qui leur a permis de créer des liens et de comprendre l’autre malgré les différences. Ils jouent une fonction de passeur.
On pourrait penser qu’en progressant dans leur carrière, ils rentrent peu à peu “dans le rang”…
Oui, mais ils comprennent que leur différence est aussi une ressource. Et s’ils ne sont plus stigmatisés aujourd’hui, le stigmate n’a pas disparu pour autant, il continue à définir leur identité. On pense traditionnellement que l’individu passe d’une place sociale à une autre, qu’il se déplace dans la société par mobilité sociale. Mais on peut faire une autre hypothèse: qu’il devienne en fait étranger, qu’il reste dans une position d’entre-deux.
Prenons l’exemple d’une femme seule dans un “comex” [comité exécutif, ndlr]: elle restera une étrangère, car même si elle y a été acceptée, elle sait que les critères de sélection devraient l’en exclure. De tout petits indices viennent lui rappeler qu’elle n’est pas complètement intégrée à sa culture: par exemple, un bon restaurant à la fin de la journée avec une douzaine d’hommes, où la fatigue et le vin aidant, les blagues qui circulent ne seront pas forcément à son goût…
Ces patrons se sentent-ils investis d’un rôle de modèle, sont-ils plus engagés dans la lutte contre les discriminations?
Assez fortement, oui. Ca se joue d’abord sur la question del’ouverture aux différences dans le recrutement. Non pas qu’un homosexuel va recruter des homosexuels, mais plus largement, ils acceptent plus que les autres de voir avant tout comme compétentes des personnes par ailleurs différentes. Je me souviens de deux dirigeants de PME aux profils atypiques chez qui l’ont voyait très clairement des ouvrières âgées, ce qui n’existe quasiment plus. Ils avaient réussi malgré tout à leur trouver des postes. Ils partagent aussi l’idée que, si eux ont réussi, ils doivent aider les autres. Ils se sentent investis d’une mission. En étant à la fois exigeants et vertueux, ils cherchent à réinventer le capitalisme,en faisant de l’argent, mais aussi en créant de la société.
* La force de la différence, itinéraire de patrons atypiques, Presse universitaire de France. Norbert Alter est professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, où il co-dirige le master “Management, travail et développement social”.