Par Alexia Eychenne (lexpress.fr)
Les sites de mesure de « l’influence » numérique, comme l’Américain Klout, espèrent convaincre les employeurs d’utiliser leurs outils pour recruter. Le risque: que les candidats les plus bavards éclipsent les vrais experts.
« Mesurer votre influence sur les réseaux sociaux« , voilà ce que propose depuis quatre ans la start-up californienne Klout -de « clout« , l’influence, le poids, en anglais- aux internautes du monde entier. Son étrange algorithme passe statuts Facebook, likes,retweets Twitter, et autres actualités LinkedIn ou YouTube à la moulinette, pour en sortir un indice impitoyable. Un Klout proche de 0? Votre emprise sur le web social n’est même pas digne d’une huître. Un score qui frôle les 100? Vous y régniez en maître.
Emergé en France début 2012, Klout n’a pas seulement pour mission de flatter les egos. Il aide les agences de marketing ou de relations publiques à traquer les « leaders d’opinion » pour s’en servir comme relais de diffusion auprès de telle ou telle communauté. Mais pour vendre leur produit au plus grand nombre, les dirigeants de Klout ont aussi multiplié les clins d’oeil… aux recruteurs.
« Si je devais embaucher dans le marketing, et que je recevais deux candidats avec un diplôme et une expérience similaires, mais que l’un d’eux avait une grosse influence -c’est-à-dire qu’il aimerait le marketing au point d’en parler sur Twitter, Facebook ou un blog-, c’est lui que j’embaucherais », assure Joe Fernandez, le fondateur de Klout, dans une interview à Forbes.
Sous-entendu: mon service va vous aider à identifier les candidats qui savent le mieux partager leur expertise sur les médias sociaux, des qualités difficiles à évaluer sur un CV classique.
Votre capital social vaut de l’or
Les recruteurs ont-ils vraiment mordu à l’hameçon, comme le laisse penser la presse américaine? Quelques mois plus tard, Forbescroit en tout cas dur comme fer que Klout va « changer la façon dont les entreprises recrutent ».
Eric Vernette, chercheur à l’IAE de l’université Toulouse-I-Capitole, n’est pas loin de le penser. « Pour les ressources humaines, le consulting, la communication, la presse ou le marketing, le fait que vous ‘soyez quelqu’un’ en ligne, que vous disposiez d’un capital social allant de votre entourage proche à des contacts professionnels, voire publics, est un élément intéressant, explique-t-il. Il peut trouver sa place parmi d’autres auprès d’un recruteur, au même titre que le diplôme ou les activités extraprofessionnelles. »
Selon lui, Klout pourrait d’ailleurs évoluer vers des services spécifiques. « Il propose déjà aux marques l’accès à des données beaucoup plus détaillées que ce qui est public, poursuit-il. Il y a fort à parier qu’il proposera aussi des services aux recruteurs. »
Ces derniers, justement, sont beaucoup plus nuancés. Jacques Froissant, spécialiste du recrutement 2.0 au cabinet Altaïde, juge même le concept « fumeux ». « Les qualités d’un bon animateur de communauté, par exemple, sont difficiles à apprécier: certains font très bien le boulot pour leur marque, mais sont peu présents en ligne pour leur compte. Au contraire, des gens passent leur temps à se rendre visibles sans être bons pour autant », juge-t-il. Sans compter que certains arrivent à doper leur score Klout à coups de « tweets » intempestifs.
Le jour où un chasseur de tête franchira le pas…
« Les managers français ont une certaine éthique. Officiellement, ils se méfient de ce type d’outils jugés potentiellement discriminatoires. Mais un jour, un premier chasseur de tête franchira le pas sans le dire, et disposera alors d’un avantage concurrentiel », insiste pourtant Eric Vernette.
Car les recruteurs n’ont pas attendu un service dédié pourinspecter la présence en ligne des candidats à l’embauche. « Le discours officiel des recruteurs français, c’est que l’on ne regarde que LinkedIn et Viadeo. C’est faux et hypocrite, confirme Fadhila Brahimi, consultante en stratégie de présence sur le web. Regarder le nombre de « followers » sur Twitter se fait. Dans le secteur des médias sociaux, j’ai déjà vu un recruteur recaler un candidat, parce que sa faible audience sur les réseaux était vue comme un manque d’expérience et d’investissement. »
Influence ou bavardage?
Plutôt que de mesure « d’influence », Fadhila Brahimi préfère toutefois parler « d’indicateur d’activité potentielle, de contribution et de rayonnement de cette activité: est-ce qu’elle génère de la réponse, du débat, etc.? ».
Car il existe bien un risque: que sous couvert d’influence, les recruteurs se mettent à juger n’importe quoi. « L’influenceur, tel que Klout se le représente, favorise celui qui parle beaucoup, puisqu’il a statistiquement plus de chances que ses tweets, par exemple, soient repris. Mais l’influence est-elle la capacité à dire des choses qui seront reprises, ou plutôt celle de faire agir les gens de manière volontaire? Je crains qu’on ne la confonde avec le bavardage ou la popularité », prévient Eric Vernette.
Le Centre de management de Toulouse planche déjà sur ces enjeux. Mais le danger, conclut le chercheur, « c’est que la pratique se généralise avant que l’on ait pu s’assurer que Klout mesure bien ce qu’il est censé mesurer, à savoir votre capacité d’influence, et non autre chose ».