Par Chloé Dussapt (challenges.fr)
DECRYPTAGE Alors que les affaires de « licenciements Facebook » se multiplient devant les tribunaux, Challenges.fr vous dévoile le premier arrêt décisif sur le sujet. Et ses conséquence: quelles limites les salariés ne doivent-ils pas franchir ? Quels sont les droits des employeurs ?
Les contentieux entre salariés et employeurs concernant des propos écrits sur les réseaux sociaux -essentiellement sur Facebook– se multiplient. Plusieurs affaires ont été jugées ou sont en cours de procédure. Quelques tendances juridiques commencent à se dessiner quant à la marge de manœuvre des uns et des autres. Challenges.fr fait le point.
Les principales affaires et leurs enseignements
• D’abord la décision de justice la plus importante sur le sujet et qui, pour l’instant, n’a pas été médiatisée. [lire l’arrêt] Même s’il est difficile de répertorier toutes les affaires de tous les tribunaux de France sur le sujet, il semble que celle-là soit la première à traiter d’un cas de licenciement pour des propos tenus sur Facebook ayant entraîné un licenciement. L’histoire se passe en 2009. Mlle X, vendeuse caissière est licenciée par la société Y en septembre 2009. Son employeur lui reproche deux choses: de ne pas avoir l’informé des disparitions fréquentes de produits dans le magasin, mais aussi, d’avoir tenu des propos outrageux sur sa société sur Facebook. Mlle X voulant remonter le moral de l’ancien directeur du magasin licencié sans explications, écrit sur le « mur » Facebook de ce dernier: « c’est clair, cette boîte me dégoûte !!! » et « ils méritent juste qu’on leur mette le feu à cette boîte de merde ».
L’affaire a été jugée en première instance par le conseil de prud’hommes de Montbéliard le 7 octobre 2010, qui a estimé que le licenciement était justifié. Dans un arrêt que Challenges.fr s’est procuré, la Cour d’appel de Besançon a confirmé cette décision le 15 novembre dernier. Dans leurs motivations, les juges arguent que « ce réseau doit être nécessairement considéré, au regard de sa finalité et de son organisation, comme un espace public ». La Cour ajoute que « Mlle X qui ne pouvait ignorer le fonctionnement du site Facebook n’est pas fondée à soutenir que son dialogue (…) constituait une conversation privée ; que pour ce faire elle disposait en effet de la faculté de s’entretenir en particulier avec lui en utilisant la fonctionnalité adéquate proposée par le site ».
Facebook serait donc un espace public. C’est également ce que croit Me Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialisée en droit des technologies et bâtonnier du Barreau de Paris. « Les réseaux sociaux ne sont pas des espaces privés », assure-t-elle à Challenges.fr. « Ce sont des outils de communication où chacun peut s’exprimer et diffuser des contenus. Il existe certes des paramètres de confidentialité, mais l’internaute utilisateur de Facebook ne peut pas réellement mesurer l’audience de ce qu’il publie. Difficile de dire, en effet, qu’on peut maîtriser ses ‘amis’. Je mets ainsi en garde tous les internautes qui n’ont pas forcément conscience et ne mesurent pas forcément toujours l’audience de cet espace semi-public », déclare Me Féral-Schuhl. D’autant que « des sanctions pénales sont même prévues en cas d’injure, d’atteinte à la vie privée ou à la dignité humaine, de dénigrement, de harcèlement ou de diffamation », prévient l’avocate.
• L’affaire la plus médiatisée. Les faits remontent à 2008. Trois salariés d’Alten ont été licenciés pour avoir dénigré leur hiérarchie dans une conversation sur Facebook. Lors d’échanges sur le réseau social, l’un d’entre eux, s’estimant mal considéré par sa direction, avait ironisé sur sa situation en disant, sur sa page personnelle, faire partie d’un « club des néfastes ». Deux autres employées s’en étaient amusés en répondant: « bienvenue au club ». L’histoire se corse quand un quatrième « ami » des employés sur Facebook, ayant accès à leurs échanges, a fait une copie des propos tenus par ses collègues avant de les transmettre à ses supérieurs. La direction a licencié les trois salariés, l’un d’entre eux a accepté un accord à l’amiable, les deux autres ont porté l’affaire devant le conseil de Prud’hommes de Boulogne-Billancourt.
Le 19 novembre 2011, le conseil a jugé « fondée » la sanction, estimant que « la page mentionnant les propos incriminés constitue un moyen de preuve licite du caractère bien-fondé du licenciement ». Les salariés ont fait appel. L’audience s’est tenue mercredi 11 janvier. « Il faut attendre le 22 février, date à laquelle la Cour a fixé son délibéré, rapporte Me Grégory Saint-Michel, avocat des salariés. Mais fait rarissime pour une audience de droit social, le Procureur de la République s’est déplacé en personne, ce mercredi, pour déclarer que Facebook était un espace public et que la liberté d’expression y était donc restreinte ». La tendance se dessine donc vraiment, même s’il faut attendre la décision de la Cour d’appel de Versailles pour tirer des conclusions juridiques sur cette affaire.
• La problématique affaire de Douai. [lire l’arrêt] Voilà une affaire que les médias ont montée en mayonnaise depuis ce lundi. Problème, elle serait, selon bon nombre d’experts interrogés par Challenges.fr « hors sujet ». Les faits: en août 2009, Romain Dupré, animateur radio s’était vu délivrer une promesse d’embauche pour un CDD pour la saison 2009-2010, à la suite d’un premier contrat de ce type. Sur le « mur » de sa page Facebook privée, l’animateur avait qualifié sa direction de « belles balletringues anti-professionnelles » après avoir appris qu’un autre salarié n’était pas reconduit. L’employeur, la radio Contact FM, qui avait eu connaissance de ces propos, avait retiré sa promesse d’embauche de l’animateur, qui avait saisi les Prud’hommes de Tourcoing.
Le conseil des Prud’hommes avait validé la rétractation par l’employeur de cette promesse d’embauche « du fait des injures et menaces proférées à l’encontre de sa direction par Monsieur D sur le réseau Facebook », selon le jugement. En appel le 16 décembre 2011, la Cour a infirmé ce jugement, retenant que: « (…) des propos diffamatoires ou injurieux, tenus par un salarié à l’encontre de l’employeur ne constituent pas un événement irrésistible ou insurmontable faisant obstacle à la poursuite du contrat, cette rupture [de la promesse d’embauche] ne procède pas non plus d’un cas de force majeure ».
Cela voudrait dire que la Cour d’appel de Douai a jugé abusive la rupture du contrat d’un salarié qui avait tenu sur sa page privée Facebook des propos diffamatoires ou injurieux à l’encontre de son employeur. Du moins, c’est ce qu’affirme Me Djian, avocat du salarié, et selon qui « cet arrêt constitue une avancée jurisprudentielle majeure dans le domaine de la liberté d’expression des salariés sur les réseaux sociaux ».
Si l’on suit son raisonnement, la Cour d’appel de Douai irait contre les décisions des autres tribunaux et de tout ce que nous venons de dire. Mais, si la Cour d’appel de Douai a bien écrit cela, ce n’est pas ce qui constituerait le fondement de son jugement. En clair, les juges peuvent s’exprimer sur plusieurs points et baser leur décision sur seulement quelques-uns.
En l’occurrence, de nombreux avocats experts interrogés par Challenges.fr estiment que le raisonnement de Me Djian est « hors-sujet » et que la Cour a donné raison à l’employé car la radio n’avait pas respecté la bonne procédure pour ne pas reconduire l’animateur comme elle l’avait promis pour la saison 2009/2010.
Quand pourra-t-on parler de jurisprudence ?
La jurisprudence désigne l’ensemble des décisions de justice relatives à une question juridique donnée. Elle s’inscrit dans le temps. Or la technologie dont il est ici question crée des affaires très nouvelles. Il faudra donc attendre. Dans tous les cas, l’appréciation restera au cas par cas, le caractère diffamatoire ou injurieux d’un propos restant très subjectif.
Dans les faits, quels sont les droits des salariés ?
« Les salariés sont libres d’exprimer leurs opinions en ce qui concerne le ‘contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail’ [article 2281-1 du Code du travail, ndlr]. Il y a évidemment un droit de critique fondamental qui existe en France, explique Me Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialisée en droit des technologies et bâtonnier du Barreau de Paris.
Par ailleurs, les opinions que les salariés émettent dans l’exercice de leur droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement. Néanmoins, l’exécution loyale de leur contrat de travail leur impose de surveiller la nature de leurs propos et de faire preuve de modération et de discrétion. Les salariés doivent également veiller à restreindre le nombre de personnes qui ont accès à leur profil. Les options de paramétrage de confidentialité peuvent les y aider. Mais il convient de rester très prudent compte-tenu des mises à jour récurrentes des fonctionnalités opérées par opérateurs de réseaux sociaux ».
Et ceux des employeurs ? Peuvent-ils utiliser le contenu d’une page Facebook d’un de leurs salariés ?
Selon Me Féral-Schuhl: « Les employeurs ne doivent pas en principe obtenir la preuve d’une page Facebook illicite par un moyen frauduleux ou déloyal. La jurisprudence admet néanmoins lapossibilité pour l’employeur de se prévaloir de propos tenus sur Facebook, si ceux-ci sont considérés comme ayant un caractère public. C’est le cas par exemple de la publication de propos sur le ‘mur’ ouvert à un large public d’’amis' ».
Les réseaux sociaux se multiplient au sein des entreprises pour remplacer les mails professionnels. Quel est leur statut ?
« Il s’agit d’un outil de travail collaboratif utilisé au sein des entreprises. Outre l’avantage de disposer de réseaux sécurisés, c’est un fabuleux moyen pour ces dernières de mieux maîtriser leur communication et de fédérer l’ensemble des salariés, note l’avocate spécialisée en droit des technologies. La création d’un tel outil entraîne quelques contraintes pour les employeurs comme par exemple la collecte des données à caractère personnel des salariés qui doit être conforme à la loi Informatique et Liberté.
De même, si l’entreprise compte plus de 50 salariés, le comité d’entreprise doit être préalablement consulté. Il en est de même pour le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Par ailleurs, une charte du réseau social intégrée dans le règlement intérieur est fortement conseillée. Les employeurs doivent veiller ainsi à ce que les conditions d’utilisation soient suffisamment claires pour les salariés ».